samedi 6 novembre 2010

Les séries HBO : John from Cincinnati (journée d'étude du 8 juin 2010)

God Save My Screen vous propose aujourd’hui de revenir, via le compte-rendu de l’intervention de Tristan Garcia (journées d’études du 7 et 8 juin 2010), sur un véritable OVNI télévisuel : la série John from Cincinnati, interrompue en 2007 après seulement dix épisodes.

John from Cincinnati : un Christ américain, par Tristan Garcia

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2007 / 1 saison / créée par David Milch et Kem Nunn

La famille Yost vit à Imperial Beach, au sud de la Californie, à quelques encablures de la frontière mexicaine. Mitch, le père, ex-star du surf, est marié à Cissy, ex-star du porno. Ensemble, ils ont eu deux enfants : Butchie, ancien surfeur toxicomane à la vie dissolue, et Shaun. Le jour où John, un jeune homme venu de Cincinnati pour prendre des cours de surf, débarque à Imperial Beach, c’est tout leur univers qui va être bouleversé…

Co-écrite par David Milch (Hill Street Blues, New York Police Blues, Deadwood) et Kem Nunn (auteur de romans noirs se déroulant dans le monde du surf - Tapping the source, Dogs of winter, Tijuana straits -, genre que l’on baptisa ensuite le “surf noir“), John from Cincinnati, objet et étrange et déroutant, connut un échec commercial et en partie critique : censée selon HBO combler le vide laissé par Les Soprano, elle ne parvint jamais à trouver sa cible et fut interrompue après dix épisodes.

John from Cincinnati, centrée sur une famille dysfonctionnelle, est avant tout une série sur l’Amérique en crise : la crise de la religion, notamment sous l’angle messianique et prophétique, la “crise” de l’après 11 septembre, mais également la crise de l’art, dans une oeuvre sans cesse traversée par la question de “la fin”, et à travers elle de la fin d’un âge d’or des séries et de la télévision. Peuplée de personnages tout aussi “lynchiens” que “beckettiens”, dont le seul objectif semble être d’attendre dans un motel que quelque chose se passe, elle met également en scène toutes les grandes figures des séries américaines du dernier âge d’or : du policier à l’actrice porno, en passant par le nerd, le journaliste et le vétéran du Vietnam, tous semblent directement issus de ce paysage télévisuel des années 90 et 2000. Jusqu’à Luke Perry lui-même, incarnant ici un manager à la recherche de jeunes surfeurs, et qui fait preuve d’une grande autodérision en empruntant au personnage de Dylan dans Beverly Hills ses tics de jeu, sa voiture et certaines de ses répliques.

Lorsqu’au au milieu de ce décor à la Twin Peaks débarque John, il apparaît très vite comme une incarnation du Christ : un Christ contemporain, américain, sans Eglise et sans Dieu, une sorte de “personal Jesus” comme le chantait Depeche Mode en 1989. Selon Tristan Garcia, le personnage de John répond au besoin de l’Amérique contemporaine de discours prophétiques individualisés. Les initiales de John from Cincinnati, JC, indiquent à elles seules que la série construit à travers ce personnage un Christ qui n’est pas le Christ, et ne cesse de jouer sur cette ambiguïté, tout en se refusant à faire du personnage de John une simple parodie grotesque du Christ.

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John from Cincinnati est également une très belle série sur le langage. Ainsi, John ne cesse de répéter les paroles des gens qui s’adressent à lui, mais en les modifiant et les réinventant ; il cite pêle-mêle des phrases de la Bible, des extraits de films, des paroles empruntées à la sagesse populaire (”demain est un autre jour“), passant sans logique apparente de la parodie de coaching New Age (”travaille là-dessus“) à la reprise de phrases typiques de la série d’action (”tu sais, j’ai pas peur de toi, mec“) ou vaguement prophétiques (”Internet deviendra de plus en plus grand“). Tous les personnages de la série sont un jour affectés par une de ces phrases, qui font en réalité écho pour eux à leur histoire personnelle. Le propos de la série prend également tout son sens à la lumière de ces phrases : être un Christ américain consisterait ainsi à renoncer à son nom propre (John from Cincinnati) et à reprendre les paroles des autres en leur donnant un sens. John from Cincinnati s’inscrit ainsi dans la lignée du texte de Flannery O’Connor, La Sagesse dans le Sang, adapté au cinéma par John Huston sous le titre Le Malin, et qui posent tous deux la question de la place de la foi aux Etats-Unis, concluant qu’en matière de religion, l’Amérique préfèrait le faux au vrai, la répétition à l’authenticité et la copie à l’original.

Tristan Garcia conclue son intervention en soulignant l’apparition régulière de séries prophétiques hantées par la question de “la fin” : ce fut ainsi le cas du Prisonnier, de Twin Peaks, de Carnivàle, de Kingdom, et plus récemment de Lost. Toutes ces séries sont traversées par la hantise de leur art, et donc de la question de la fin, question propre à la forme même de la série télé. Car s’il est une crainte américaine, c’est bien celle du désoeuvrement et de l’absence d’objectif : les séries sont également les relais de cette crainte, et mettent régulièrement en scène des personnages qui n’ont plus ni fonction ni mission ; des personnages sans “job”, à l’image des naufragés de Lost, qui ne cessent de se chercher une fonction et une mission. John from Cincinnati est selon Tristan Garcia une sorte d’avorton, d’excroissance de la conscience et de l’angoisse de la fin de l’âge d’or des séries.

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